dimanche 25 décembre 2011

Joy Division. Fragments.

Paul Morley. « Joy Division. Fragments » (Camion Blanc) ** et demie

Voici un bon ouvrage concernant un groupe d’une farouche beauté. La musique de Joy Division a l’air d’incarner le Nord de l’Angleterre, froid, désolé, déshérité, la sinistre région de Manchester. C’est clairement un livre de fan : on y évoque « la puissance éternelle de leurs chansons ». On y lit une puissante évocation de la vieille ville : « Manchester brisée, morne et vaste, hantée par les fantômes de la Révolution industrielle, ourlée de collines et de landes, assombrie par de lourds nuages gris ». Paul Morley a travaillé au NME. Son approche ne manque pas de pertinence : « Hooker,  Morris et Sumner jouaient tous comme s’ils étaient solistes, tandis que la voix de Curtis dérivait derrière ce mur de son. » Ou encore : « La basse plongeante de Hooky et la voix perdue et solitaire d’Ian Curtis », « le regard sévère et perdu. »
Mais l’auteur se perd parfois dans des périphrases un peu affectées : le producteur Martin Hannett devient ainsi un « Phil Spector du Nord-Ouest de l’Angleterre, un George Martin post-punk, un Eno des montagnes Pennines. » Les montagnes Pennines ! Allons bon !
On voit le groupe évoluer en studio : Ian Curtis « chantait « Love Will Tear Us Apart » comme s’il connaissait la date exacte de sa mort. » Bon sang, ça fait froid dans le dos ! Ils enregistrent aussi « Atmosphere ». Atmosphère ? Atmosphère ? Est-ce qu’ils avaient des gueules d’atmosphère ? Paul Morley se lance parfois dans des images osées mais approximatives : « C’était comme si Kafka avait écrit une chanson pour Sinatra. » Mouais, mouais…
Joy Div, on aurait cru entendre des « Doors martiens ». « Closer », on aurait dit le véritable septième album de la clique à Big Jim, la suite ténébreuse de « L.A. Woman ». « Closer » est un album posthume. Il est sorti quelques jours après le décès du chanteur, Ian Curtis, qui ne trouva d’autre issue à son mal de vivre que de se pendre dans sa cuisine, le 18 mai 1980. Ian Curtis était atteint du haut mal. Ses crises d’épilepsie étaient si fréquentes qu’il lui arrivait de tomber, même sur scène, de s’affaler sur la batterie. « Un Corbeau devant moi croasse, / Une ombre offusque mes regards, / Les pieds faillent à mon cheval, / Mon laquais tombe du haut mal. »
« Atrocity Exhibition » annonçait les délires des Talking Heads. « Colony », si morrisonienne, était d’une telle intensité qu’on aurait dit qu’elle avait été enregistrée au Père Lachaise en direct live. « Closer » semblait moins sombre, moins lugubre qu’ « Unknown Pleasures », où tous les morceaux étaient bons mais vous plombaient définitivement la semaine. Des Doors funèbres ou fuligineux, de la brumeuse Manchester, au cœur des brouillards insulaires, chantaient le puissant et lyrique « Candidate ». Sur « New Dawn Fades », la voix, d’abord douce, partait en vrille comme celle d’Iggy Pop sur certains brûlots. Curtis avait subi l'influence des Doors, mais aussi celle du Velvet, de Kraftwerk, des Stooges. « She’s Lost Control », on aurait pu le traduire par « Elle a encore pété les plombs ». Le chanteur se disait amnésique : « I Remember Nothing ». « The Eternal » et « Decades » semblaient d’une grave beauté, lente, solennelle, majestueuse, comme certains alexandrins. « The Eternal » brillait d’une sombre splendeur, d’une lumière noire.
« Still » (1981) aura encore bien des charmes, bien des philtres (« Sound of Music »). Factory a sûrement sorti ce deuxième LP posthume pour endiguer le nombre croissant de pirates qui inondaient le marché. Sur une réédition récente, on entend le tout dernier concert. Ils l’ont gardé dans son intégralité, ce qui paraît une erreur : Ian Curtis n’y semble pas au mieux de sa forme. Cet enregistrement n’ajoute rien à sa gloire, pas même « une once de plus value ». Quant à leur reprise de « Sister Ray », enregistrée live également, on peut la juger surestimée. C’est au départ une simple resucée de « Waiting For The Man » du sombre Velvet, donc un morceau de seconde zone. Mais on décèle quand même de belles choses sur les neuf premiers morceaux de « Still », leur véritable troisième album, même s’il sonne de bric et de broc. Rien que le travail de la basse de Peter Hook vaut l’achat. Son jeu était tellement inventif…
Des groupes à géométrie variable, on en a connu pas mal : Genesis, Fleetwood Mac, Joy Division. Mais après la mort d’Ian Curtis, Joy Division a eu le bon goût de changer de nom : il s’est appelé « New Order », et New Order n’avait presque plus rien à voir avec le Joy Div’ d’antan, sinon son grand talent, resté intact. Mais avec « Movement », on était déjà passé de la Cold Wave à la New Wave depuis longtemps...
Paul M            orley avoue que sa mémoire lui joue des tours : sa reconstitution du passé est loin d’être fidèle. Visiblement, il aurait dû élaguer davantage son troisième chapitre. L’auteur  pratique une autodérision qui le rend sympathique : peu de critiques rock semblent capables d’un tel recul, souvent bien trop imbus de leur petite personne. Cet ouvrage constitue une véritable somme sur J.D., avec des chroniques d’époque, de rares interviews, mais aussi beaucoup trop d’extrapolations : les revues de concerts des Buzzcocks et toutes ces considérations sur la scène de Manchester, était-ce bien utile ?
La traduction de Christel Derenne paraît fluide et musicale, mais elle semble déparée par une certaine indigence lexicale : le mot « groupe » revient quinze fois en deux pages et demie (pp. 36-38), le mot « nom » vingt fois (vingt fois !) dans le même passage, et l’adjectif « grand » cinq fois en onze lignes…

Jérôme Pintoux
26.12.9

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