samedi 31 décembre 2011

The Rolling Stones. Love You Live

The Rolling Stones. Love You Live

1977

« Love You Live », ça reste un des grands « live » des années 70. Sur « Honky Tonk Women », on a droit aux confessions d’un dragueur cynique. « J'ai baisé une divorcée à NYC ». « Elle a essayé de m’attirer à l’étage pour tirer un coup ». Ah, ces femmes des bars un peu glauques… « J’ai rencontré une reine des bistrots, bourrée au gin, à Memphis, une pétasse alcoolo. » Mais cette misogynie était déjà datée à l’époque... Les fameux riffs de Keith le sont moins. Ils illuminent, pas moins.
« Get Off My Cloud », c’est encore une chanson misogyne : « Va-t’en ! Tu m’fais d’l’ombre !… » C’est un de leurs chevaux de bataille depuis dix ans, depuis le milieu des années 60. Ils adorent le jouer sur scène. Puis Keith croasse « Happy ». Dommage qu’il chante si mal. « Hot Stuff » est excellent, funky et groovy.
« It’s Only Rock’n’ Roll », c’est grand, mais c’est une sorte de pastiche de T.Rex. Un vrai décalque procédant d’une écoute intensive de « Get It On », les mêmes riffs de guitare-boogie… On dira que c’est un hommage, on est respectueux…
Sur « Brown Sugar », il est questions d’une strip-teaseuse. Un morceau qui bouge bien, avec des cuivres, et tout et tout. Mépris et misogynie ont toujours caractérisé ces vieux lascars. Trop de filles se sont jetées dans leurs lits pour qu'ils les respectent. Cette image dégradée pose problème. Les Stones n’ont jamais été politiquement corrects, mais finalement on s’en fout un peu.
Sur « Jumpin’ Jack Flash », Jagger dompte la foudre, tel Davy Crockett chevauchant les éclairs.
Puis c’est la grande transe de « Sympathy For The Devil », le plat de résistance, le fromage et le dessert. Cette chanson fait irrésistiblement penser à ce passage de « Tamango » où un faux sorcier mime la transe : « Mais lorsque la nuit fut venue, il se mit à murmurer des paroles inintelligibles qu’il accompagnait de gestes bizarres. Par degrés, il s’anima jusqu’à pousser des cris. A entendre les intonations variées de sa voix, on eut dit qu’il était engagé dans une conversation animée avec une personne invisible. Tous les esclaves tremblaient, ne doutant pas que le diable ne fût en ce moment même au milieu d’eux. »  Jagger se la joue Dylan vaudou. Mais d’où vient ce texte magique ? Quelle en est la source exacte ? On a parlé de Baudelaire, de Mikhaïl Boulgakov, mais il n’en est rien. Jagger a trouvé sa source dans un roman de Conan Doyle, Le Gouffre Maracot, qui relate une exploration en Atlantide, où règne le « Seigneur à la sombre face », dans son palais au fond des eaux, un diable cynique qui déclare aux explorateurs : « Je détiens quelques pouvoirs qui ne sont pas petits. Je peux incliner les esprits des hommes. Je suis le maître de la foule. Je me suis toujours trouvé là où le mal a été projeté et commis. J’étais avec les Huns quand ils ont dévasté la moitié de l’Europe. J’étais avec les Sarrasins quand, au nom de la religion, ils ont passé au fil de l’épée tous ceux qui les contredisaient. J’étais dehors la nuit de la Saint Barthélémy. Derrière le trafic d’esclaves, c’était moi. C’est parce que j’ai chuchoté quelques mots que dix mille vieilles bonnes femmes, que des idiots appelaient des sorcières, ont été brûlées. J’étais le grand homme noir qui conduisait la populace de Paris quand les rues baignaient dans le sang. Quelle époque ! Mais j’ai récemment vu mieux en Russie. Voilà d’où j’arrive. » Jagger s’est contenté d’actualiser ce texte ancien en y introduisant la Révolution bolchévique, la Seconde Guerre Mondiale, l’assassinat des frères Kennedy : « I stuck around St.Petersburg / When I saw it was time for a change / I killed the Tzar and his ministers / Anastasia screamed in vain / I rode a tank, held a gen’ral’s rank / When the blitzkrieg raged and the bodies stank” Ce personnage essaie de falsifier l’Histoire, de l’infléchir à son gré. « Sympathy for the Devil » relève du conte philosophique et non pas de la magie noire : c’est toute la différence entre les Stones et Led Zeppelin.  Peut-être s’agit-il tout simplement d’un homme du monde un brin mégalo, d’un vieil hâbleur ? « But what’s puzzling you, is the nature of my game”,
Mais ce que tu ne sais pas / C’est à quel jeu je joue…
« C’est le diable qui tient les fils qui nous remuent » déclarait déjà Baudelaire, mais je ne sais plus si c’est sur un album live ou sur un album studio. Je m’y perds un peu dans sa discographie !

Jérôme Pintoux
27.10.9

jeudi 29 décembre 2011

Le livre d'Alain Pire

Alain Pire. Anthropologie du rock psychédélique anglais ****

Alain Pire. Anthropologie du rock psychédélique anglais ****
(CAMION BLANC, 2011)
On publie tellement de livres sur le rock que l’on finit par saturer. Mais de temps en temps surgit une belle comète, et on se dit que tout n’est pas perdu.
Voici un excellent ouvrage sur la fin des années 60, une « anthropologie » du rock psyché anglais, qui est aussi une anthologie (comme si « anthropologie » était un mot-valise) : on y trouve les textes des principales chansons in extenso (pas la peine d’aller perdre son temps sur Internet), des analyses fines, détaillées, pertinentes, des commentaires judicieux. C’est le livre d’un musicien et pas seulement celui d’un mélomane ou d’un érudit passionné. Alain Pire (le leader de The Michel Drucker Experience) est un excellent guitariste, capable de reproduire à la perfection les solos d’Hendrix, de Barrett ou de Clapton.
En route pour les très riches heures du psychédélisme ! Pour se convaincre de la qualité de l’ouvrage, il suffit de lire ce qu’Alain Pire dit de Procol Harum. Tout y est : la mélodie, les paroles, l’enregistrement, l’arrangement… « A Whiter Shade of Pale » a un parfum de psychédélisme. Les cinq premiers accords du morceau ainsi que la mélodie associée, jouée par l’orgue, sont relativement similaires à une pièce de Bach nommée « Air for the G String ». D’autre part, la fin de la mélodie d’orgue est inspirée, selon Fisher lui-même, d’une autre pièce intitulée « Schübler » Chorale-prelude Wachet auf, ruft uns die Stimme ». Néanmoins, le reste est une pure invention de l’organiste dans le plus pur style baroque et il ne s’agit donc pas d’un plagiat (…) On peut y voir quelques indices lysergiques comme ces deux phrases :
The room was humming harder
As the ceiling flew away
La pièce se mit à bourdonner plus fort pendant que le toit s’envolait au loin. Les objets semblent avoir une vie propre, phénomène hallucinatoire typique. (…) Le son de l’orgue Hammond B3 est capté avec une pureté et une rondeur sans pareille. »
Chapeau !
Une bonne analyse également de l’album Sgt. Pepper, dans une langue toujours claire, ou une approche d’ « Astronomy Domine » qui ravira les admirateurs du premier Pink Floyd : « Il commence par la voix de Peter Jenner lisant dans un mégaphone des extraits de Observer Book of Planets, livre dans lequel Syd cherchait l’inspiration pour écrire les paroles de la chanson. La voix de Jenner, mixée au seuil de l’audibilité, contribue à donner un cachet de mystère à la chanson d’ouverture. S’ensuit une note de basse répétée, suivie par l’orgue de Rick Wright qui imite l’émission d’un signal morse et arrive ensuite la batterie de Nick Mason avec un son percutant et extrêmement compressé, suivie par la Telecaster de Barrett dont le son clair et ample donne toute la profondeur au morceau. »
On vous recommande aussi l’analyse de « Days of Pearly Spencer », mais il faudrait tout recopier… C’est très attachant, impressionnant, on en redemande ! Même si l’on ne partage pas toutes les analyses (la folie de S. Barrett mise sur le compte de l’abus de drogues, alors que la pression peut sembler primordiale).
On relève une petite erreur concernant une chanson de l’Incredible String Band, « Koeeaddi There » : « Au niveau des paroles, on a visiblement affaire à de l’écriture automatique. Peu de sens se dégage, mais plutôt des images oniriques teintées de comptines. » Là, il semble qu’Alain Pire soit allé un peu vite en besogne. Sur « Koeeoaddi There », Robin Williamson nous fait entrer dans la confidence, égrène ses souvenirs d’enfance où la réalité se mêle aux fantasmes, aux visions nocturnes : « Né dans une maison aux portes trop bien fermées / Des doigts obscurs sur les rideaux la nuit venue / La tête couverte de neige du cerisier en fleurs / Une grand route passagère où je n’avais pas le droit d’aller / Je m’asseyais sur le mur du jardin, disais bonjour aux gens qui passaient et qui me semblaient si grands / Ohé au facteur à la barbe de trois jours, ohé au boulanger au sourire commercial / Mrs. Thomson m’avait donné un ours en peluche / Brigitte et d’autres personnes vivaient à l’étage au-dessus. » Ce sont donc avant tout des souvenirs et des impressions d’enfance. On est ici plus proche de l’univers de Ray Davies ou des Beatles de « Penny Lane » que de celui de Barrett…
Mais, ces réserves faites, voici un excellent ouvrage qui deviendra rapidement l’un des rares livres de référence sur la question avec le Revolution in the Head, d’Ian McDonald (1994, traduction 2010).
815 pages, 38 euros.
Jérôme Pintoux
Le 6.3.2011.

mardi 27 décembre 2011

Le blog de Dominique Hasselmann

Un des meilleurs blogs que je connaisse :
http://doha75.wordpress.com/author/dh68/
celui de Dominique Hasselmann : humour, photos, expositions, visions de Paris et du Nord, philosophie et politique.

Le site d'Isabelle Aubert

le blog et le site d'Isabelle Aubert, un travail efficace et sérieux sur les auteurs américains, en particulier sur ceux de la Beat Generation, et sur la sémantique générale.
http://interzoneeditions.livres.officelive.com/default.aspx

Rencontre exclusive avec Oscar Wilde

Dans Métro (édition belge), un article sympa de Christelle Dyon, fan d'Oscar Wilde.

"Il remonte le temps littéraire"

Dans "7 à Poiiters", "Entre fiction et réalité, le résultat est savoureux". Un article sympa d'Arnault Varanne.

lundi 26 décembre 2011

Le fantôme du marécage

Le fantôme du marécage
                                                         
Un fantôme, le front dégarni, l’air veule, hantait le marais poitevin et ramassait des « lumas » dans les terrains en pente. On le voyait parfois sur une « plate », l’air austère, avec son vieux chien noir, qui en avait mordu plus d’un et qu’on avait tant menacé de la fourrière qu’un jour il s’y retrouva, avec une muselière et quelques livres de poche pour qu’il ne s’ennuie pas trop.
Ce spectre aimait les théâtres de Montparnasse, mais la dernière fois qu’il avait assisté à une représentation, c’était à celle d’Héraclius du vieux Corneille, en 1658, et encore il n’était pas sûr de la date.





27.12.10

Ao le dernier Néandertal

DVD Ao le dernier Néandertal (UGC TF1 video) **
En Sibérie, il y a trente mille ans, au retour d’une chasse à l’ours, Ao se retrouve tout seul : les siens ont été exterminés par des homo sapiens. Ce guerrier, c’est peut-être le dernier homme de Néandertal. Enfant, il a eu un frère jumeau dont il a été séparé. Ao part à sa recherche. En chemin, il rencontre une femme homo sapiens, la sauve d’une tribu d’hommes à la face peinte, mais leurs ennemis les pourchassent. Une voix off assure les commentaires.
« Ao », tu parles d’un prénom… Evidemment, ils n’allaient pas appeler ce film « André, le dernier Néandertal », ni « Robert l’ennemi des Cro-Magnon ». Mais je venais de voir Humains, avec Laurent Deutsch et Sara Forestier, qui se font trucider par une tribu de Néandertal au fin fond de la Suisse… Alors méfiance. D’autant plus que dans « Néandertal » il y a surtout « Néant ». Ce n’est pas le cas ici.
La fiction de Jacques Malaterre n’est pas mal, mais c’est quand même moins bon que La Guerre du Feu, de Jean-Jacques Annaud.
Jérôme Pintoux
6.1.11

Alain Pire. Anthropologie du rock psychédélique anglais

Alain Pire. Anthropologie du rock psychédélique anglais ****
(CAMION BLANC, 2011)
On publie tellement de livres sur le rock que l’on finit par saturer. Mais de temps en temps surgit une belle comète, et on se dit que tout n’est pas perdu.
Voici un excellent ouvrage sur la fin des années 60, une « anthropologie » du rock psyché anglais, qui est aussi une anthologie (comme si « anthropologie » était un mot-valise) : on y trouve les textes des principales chansons in extenso (pas la peine d’aller perdre son temps sur Internet), des analyses fines, détaillées, pertinentes, des commentaires judicieux. C’est le livre d’un musicien et pas seulement celui d’un mélomane ou d’un érudit passionné. Alain Pire (le leader de The Michel Drucker Experience) est un excellent guitariste, capable de reproduire à la perfection les solos d’Hendrix, de Barrett ou de Clapton.
En route pour les très riches heures du psychédélisme ! Pour se convaincre de la qualité de l’ouvrage, il suffit de lire ce qu’Alain Pire dit de Procol Harum. Tout y est : la mélodie, les paroles, l’enregistrement, l’arrangement… « A Whiter Shade of Pale » a un parfum de psychédélisme. Les cinq premiers accords du morceau ainsi que la mélodie associée, jouée par l’orgue, sont relativement similaires à une pièce de Bach nommée « Air for the G String ». D’autre part, la fin de la mélodie d’orgue est inspirée, selon Fisher lui-même, d’une autre pièce intitulée « Schübler » Chorale-prelude Wachet auf, ruft uns die Stimme ». Néanmoins, le reste est une pure invention de l’organiste dans le plus pur style baroque et il ne s’agit donc pas d’un plagiat (…) On peut y voir quelques indices lysergiques comme ces deux phrases :
The room was humming harder
As the ceiling flew away
La pièce se mit à bourdonner plus fort pendant que le toit s’envolait au loin. Les objets semblent avoir une vie propre, phénomène hallucinatoire typique. (…) Le son de l’orgue Hammond B3 est capté avec une pureté et une rondeur sans pareille. »
Chapeau !
Une bonne analyse également de l’album Sgt. Pepper, dans une langue toujours claire, ou une approche d’ « Astronomy Domine » qui ravira les admirateurs du premier Pink Floyd : « Il commence par la voix de Peter Jenner lisant dans un mégaphone des extraits de Observer Book of Planets, livre dans lequel Syd cherchait l’inspiration pour écrire les paroles de la chanson. La voix de Jenner, mixée au seuil de l’audibilité, contribue à donner un cachet de mystère à la chanson d’ouverture. S’ensuit une note de basse répétée, suivie par l’orgue de Rick Wright qui imite l’émission d’un signal morse et arrive ensuite la batterie de Nick Mason avec un son percutant et extrêmement compressé, suivie par la Telecaster de Barrett dont le son clair et ample donne toute la profondeur au morceau. »
On vous recommande aussi l’analyse de « Days of Pearly Spencer », mais il faudrait tout recopier… C’est très attachant, impressionnant, on en redemande ! Même si l’on ne partage pas toutes les analyses (la folie de S. Barrett mise sur le compte de l’abus de drogues, alors que la pression peut sembler primordiale).
On relève une petite erreur concernant une chanson de l’Incredible String Band, « Koeeaddi There » : « Au niveau des paroles, on a visiblement affaire à de l’écriture automatique. Peu de sens se dégage, mais plutôt des images oniriques teintées de comptines. » Là, il semble qu’Alain Pire soit allé un peu vite en besogne. Sur « Koeeoaddi There », Robin Williamson nous fait entrer dans la confidence, égrène ses souvenirs d’enfance où la réalité se mêle aux fantasmes, aux visions nocturnes : « Né dans une maison aux portes trop bien fermées / Des doigts obscurs sur les rideaux la nuit venue / La tête couverte de neige du cerisier en fleurs / Une grand route passagère où je n’avais pas le droit d’aller / Je m’asseyais sur le mur du jardin, disais bonjour aux gens qui passaient et qui me semblaient si grands / Ohé au facteur à la barbe de trois jours, ohé au boulanger au sourire commercial / Mrs. Thomson m’avait donné un ours en peluche / Brigitte et d’autres personnes vivaient à l’étage au-dessus. » Ce sont donc avant tout des souvenirs et des impressions d’enfance. On est ici plus proche de l’univers de Ray Davies ou des Beatles de « Penny Lane » que de celui de Barrett…
Mais, ces réserves faites, voici un excellent ouvrage qui deviendra rapidement l’un des rares livres de référence sur la question avec le Revolution in the Head, d’Ian McDonald (1994, traduction 2010).
815 pages, 38 euros.
Jérôme Pintoux
Le 6.3.2011.

Bashung, dandy fuligineux

A l’image d’un chanteur désinvolte et déconneur a succédé un Bashung bien plus grave, bien plus sérieux, quasi stoïcien, et plus crédible. Une sorte de dandy fuligineux, le vieil Indien, élégant et taciturne, du livret de « L’imprudence ». Gentleman ténébreux, Baudelaire cheyenne. On devine quelque chose de sombre et de gothique sur la pochette de « L’imprudence ». Ce masque crispé, quasi hiératique, ce regard ailleurs, ces traits anguleux, cette sobriété vestimentaire. On a l’impression que le chanteur n’a pas souri depuis des siècles. Il y a eu un relookage total de son personnage à partir de 1991. Une sorte de mise en abîme de ses textes. Ses anciens fans ont dû se demander ce qui se passait, ce qui lui arrivait. Comme un robot qui voudrait qu’on le réactualise. « Donnez-moi de nouvelles données »… Toutefois, le personnage reste insaisissable. Le faux petit loubard de 1979 est devenu une sorte de poète masqué. Il a d’ailleurs enregistré un double CD, avec Sapho, une anthologie de la poésie française, il y lit des poèmes anciens. Bashung est un être à part, enfermé dans sa tour d’ivoire. Il y vit en retrait. Ce n’est pas quelqu’un que l’on verrait facilement chez Drucker ou chez Ardisson. Il fuit les talk-shows, les mondanités, les futilités. Ce n’est pas son monde. C’est l’un des plus grands chanteurs actuels.



Né en 1947, ce jeune Alsacien monta à Paris pour réussir dans le show-biz. Il y connut toutes les déroutes, toutes les galères, les 45 tours ratés, ceux qui ne marchent pas, les tournées de seconde zone. Il écrivit une chanson pour Noël Deschamps, qui eut un petit succès. Vers 1973, il s’occupa de la carrière de Dick Rivers, qui battait de l’aile, un rocker yéyé en pleine période glamour.

La période Rivers  : leçon d’éclectisme

Bashung rencontre Rivers. Il va l’accompagner plusieurs années. La carrière solo de Dick Rivers fut des plus erratiques. « On a juste l'âge », en 1962, était une resucée de « C'est pas sérieux » des Chats Sauvages, son ancien groupe. « Baby John » et son harmonica western, c’est un style qui ne laisse pas indifférent le jeune Alain. « A Séville » a carrément des ambitions à la Gershwin, ou du moins une orchestration music-hall, très loin du rock des pionniers, ou de celui des Chats. Dick Rivers se la joue un peu Frank Sinatra ou Elvis Vegas. Bashung saura s’en souvenir. « J'en Suis Fou » est une adaptation des Beatles (« Love Me Do »). Une seconde reprise, « Things We Said Today », sera transcrits sous un titre soigné « Ces mots qu'on oublie un jour ». Cela tient peu la route. C'est toujours une erreur de vouloir s'en prendre aux Beatles. Il est des forteresses inexpugnables. Bashung  plus tard, osera s’attaquer à Dylan, aux Moody Blues. Dick reprend aussi les Moody Blues, première période. « Va-t-en » (1965) était bien plus dans ses cordes (« Go Now »). Cette adaptation a un côté "soul", avec son piano entêtant, ses chœurs féminins. « Frappe de Toutes Tes Forces » est une chanson de bagnard, de crime passionnel. « Mister Pitiful » (1966) est une première incursion du côté du rythm'n'blues. Il s’agit d’un titre d'Otis Redding. C'est l'histoire d'une déchéance : "le roi du cinéma muet", à cause de sa prodigalité, est devenu clochard. Le texte annonce certaines chansons de Nino Ferrer comme « Le Millionnaire ». Dick se cherche, c'est évident, ratissant large, essayant tous les genres, alternant ballade western, Mersey beat, shadowserie, folkerie,  passant du folk british à la « guimauve », au r'n'b endiablé... Rivers, avec ses hoquets, s’efforçait de glapir comme le Presley de Sun, de RCA Records. Ses chuintements sont restés célèbres. Avant « Joséphine », Bashung ose Rivers. Cet éclectisme ne le laissera pas indifférent.  Il lui écrit, entre autres, « Marilou ».

Romans photos (1977)

« C’est la faute à Dylan » est l’un des rares titres dont on se souvienne. Dylan a succédé à Rousseau et à Voltaire dans la chanson de Gavroche. Bashung se forge une identité de Titi parisien new look. « Je suis cowboy à Paname, oui, mais c’est la faute à Dylan ». 

Bergman

Né en 1945, plus vieux que Bashung, Bergman se fit connaître, dès 1967, comme parolier des Aphrodite’s Child, un groupe de variétés pop rock, d’origine grecque, qui avait voulu renouveler le succès de Procol Harum, « A Whiter Shade of Pale », avec « Rain And Tears », dont la mélodie était plus ou moins pompée sur le célèbre canon de Pachebel, organiste et claveciniste allemand du XVIIème siècle. « Rain and tears are the same ». La pluie et les larmes, c’est du pareil au même… Avec Bashung, ils collaborent dès 1975.

Roulette russe (1979)

Il s’agit d’un album nettement sous l’emprise de Bergman. C’est Bashung tout entier à Bergman attaché. Le titre fait allusion au suicide. Mais le suicide lui-même est problématique. Les somnifères, c’est bon « pour les riches »… « Je fume pour oublier que tu bois » fait allusion au suicide, mais d’une façon « crapoteuse ». Le chanteur veut se noyer d’un coup de chasse d’eau, suicide sordide et peu réaliste ! Humour noir de rigueur. Une mélodie désabusée, un solo de fiddles. Les sons des violons se croisent.

« Station service » parle de petits boulots « Je suis comme un pape au volant de ma caisse ». Mais le chanteur a renoncé à son emploi de pompiste. « Aujourd’hui je n’ai plus les mains sales, plus personne pour me faire du mal »

« Elsass Blues » évoque l’Alsace de l’enfance, vaguement autobiographique : « J’suis tout seul près de la frontière, celle qui vous faisait si peur hier. Dans mon coin, on ne faisait pas de marmot, la cigogne faisait tout le boulot ». Il y interpelle un bohémien.

« Y a un Yéti » est une sorte de sketch, qui met en scène deux vigiles obtus, xénophobes, d’anciens miliciens reconvertis dans la surveillance des grands magasins. Ils ont repéré un voleur à la tire « qui gaule une cassette d’Eric Charden ». Il faut déjà en avoir envie !

« Guru, tu es mon führer de vivre » se moque des thérapies de groupes : « J’m’éclate au riz complet, je me fais cuire mes carottes. Après la douche, on se paie l’autocritique ». Les chansons ont un côté BD à la Gérard Lauzier (« Tranches de vie »). « Guru » contient un solo d’orgue intéressant.

Dans « Milliards de nuits dans le frigo », l’exagération rend l’attente, l’ennui, la solitude, ou l’obsession sexuelle : « Milliards de nibards sous des blouses, comment veux-tu que je dorme ? ». Ce thème de l’insomnie reviendra sur « Gaby » (« J’peux pas dormir, j’fais qu’des conneries »). Le chanteur y est réifié. Il n’est plus qu’un vieux reste de repas, oublié dans le réfrigérateur. Il se demande s’il n’est pas périmé. « Je ne veux pas finir comme un petit suisse, qu’on balance dans un sac de plastique »…

« Pas question que je perde le feeling » parle d’un dragueur dans sa voiture.

« Bijou, Bijou » semble une chanson de rupture, « le temps, ça pourrit tout ». Le premier couplet renvoie à la pochette du disque. La belle est endormie et son amant la quitte. « Bijou, Bijou » est assez intimiste, avec ses arpèges de guitare, cette voix feutrée.

« Les petits enfants » est un texte court et cruel, sur les accidents qui coûtent la vie aux gamins. On les voit tomber par la fenêtre, mais au ralenti. C’est l’une des chansons les plus personnelles de l’album. Bashung la reprendra en 1995 sur « Confessions publiques », un de ses meilleurs « live ».

« Toujours sur la ligne blanche » fait semblant d’évoquer l’autoroute, mais on sait bien que ça parle surtout de cocaïne. Le pouvoir de la vitesse reviendra sur « C’est comment qu’on freine ? ». La vie va  à toute allure.

Lors de la réédition en CD, on y a intégré « C’est la faute à Dylan », qui figurait initialement sur « Romans photos » (1977). Il y cultive une image de voyou ou de loubard un peu paumé, pas très intéressante, assez stéréotypée. Il fait référence à Zim, mais n’est pas Dylan qui veut. « Rebel » sur « Pizza » reprendra cette image de loulou désinvolte, avec l’humour en plus.

Vertige de Gaby

On crut en lui, on lui versa même un salaire, mais le succès se faisait attendre. Il ne vint que très tardivement, avec une chanson drôle et décalée, « Gaby », après quatorze ans de galère. « Gaby » sortit fin 1979, mais ce fut un des tubes de l’été 1980. Bashung avait alors 33 ans. On ressortit « Roulette Russe » à l’occasion, dont l’écriture avait commencé dès 1977 (« Bijou, Bijou »). « Gaby » se vendit à un million d’exemplaires. Jackpot. L’excellente allusion à Charles Trénet et à la pollution : « Tu veux que j’te chante La Mer ? Le long, le long, le long des golfes pas très clairs »…
 « Gaby », fin 1979, c’était l’époque de « Message in a Bottle », de The Police, de l’émergence d’une nouvelle scène et d’une nouvelle décennie, des premiers succès de Téléphone (« Elle s’appelait fait divers »).
Dans « Gaby », Boris Bergman démarque, habilement et de loin, un couplet de « Stuck inside of Mobile with the Memphis Blues Again », de Dylan : « Aujourd’hui c’est vendredi et je voudrais bien quand même sortir, encore finir chez Wanda et ses sirènes ». « Honky-tonk lagoon ». Bergmann s’est nourri de Dylan, d’Alphonse Allais. Il se veut le nouveau Lanzmann, un Roda-Gil bis, et croit s’être trouvé un nouveau Dutronc en la personne de Bashung, un Dutronc décalé, les amarres brisées. C’est un parolier hors pair mais il vampirise sa créature, on sent qu’il le manipule, et Bashung finira par se lasser de ce petit jeu. Il mettra fin à cette collaboration pesante, cette fausse osmose, qui l’empêchait peut-être d’être lui-même.

Le chanteur est passé de la roulotte du saltimbanque au cirque Zavatta. Sa petite entreprise ne connaît plus la crise (celle-là, elle était inévitable). L’artiste de seconde zone devient une star d’avant-garde, un chanteur respecté. Bayon, le féroce critique de Libé, n’a pas de mots assez forts pour lui rendre hommage. Il le porte aux nues. Bayon contribue beaucoup à ce succès grandissant. Ce ne sont pas des papiers de complaisance, ce sont de vrais articles de fan. Sans arrêt des chroniques de soutien, au moindre film, à la moindre tournée. Bashung fait l’acteur. « Le cimetière des voitures », d’Arrabal. Pas un chef-d’œuvre. D’autres suivront.

Pizza (1981)

Puis ce fut « Pizza » en 1981, toujours en collaboration avec Boris Bergman, une première face très homogène, bien servie par un bon groupe. L’espace de deux chansons, on croit au miracle. On tient un nouveau Dylan. Bashung retrouve le son et la verve de « Blonde on Blonde » sur « Vertige de l’amour », et surtout sur « Rebel », cette désinvolture suprême, cet humour décapant et distancié qui caractérisaient les deuxième et troisième faces de « Blonde on Blonde », des morceaux comme « Absolutly Sweet Marie », « Leopard Skin Pill Box Hat ». « J’ai nettoyé la cheminée de Ramona, je suis parti avant que senora me dise merci ». Certaines phrases incongrues, certaines anecdotes sont tout à fait dans la lignée de celles du vieux Zim, « J’apprenais au ménate le pont de la rivière Kwaï », mais parfois ces lueurs restent fugitives…

Vertige de l’amour

Le narrateur parle de lui comme d’un robot défectueux : « Mes circuits sont niqués, depuis y a un truc qui fait masse, le courant peut plus passer ». On trouvait déjà le thème de la machine défectueuse et consciente du problème dans le « 2001 » de Stanley Kubrick. Thème qui reviendra plus tard, dans « Fantaisie militaire » : « Malaxe le cœur de l’automate ». Mais déjà Bergman/Bashung passe à autre chose : « Non mais t’as vu ce qui passe ? Je veux le feuilleton à la place ». « Vertiges de l’amour » parle de l’imminence de la guerre : « Mon légionnaire attend qu’on le shunte, et la tranchée vient d’être repeinte ». Les tendances suicidaires, liées au stress : « Si ça continue, je vais me découper suivant les pointillés ». Il y a aussi les fameux proverbes, à la façon de Dylan: « Cœur transi reste sourd aux cris du marchand de glaces ».

Dans « Rebel », les phrases à double écoute : « Tu es allé revoir le Fils du Sheik ». C’est à la fois le titre d’un film, mais il peut s’agir d’une périphrase, qui signifierait : « Tu es allé revoir ce Maghrébin ». « Rebel » est une de ses meilleures chansons. Eloge de la désinvolture suprême : « Après trois babies, c’est l’heure de se zoner. Demain, j’ai une attaque de train ». Le refrain est en sabir franco-espagnol : « yé n’en peu plu ».

« Retours » préfigure les calembours à la Jean Fauque : « Faut pas m’accuser de réception ».

« Fan », en revanche, fait un peu trop Pierre Péret. Bergman cède à la facilité. « Elle est roulée comme un pneu neuf » c’est à peine meilleur que « t’es belle comme un tracteur »…

Sur « ça cache quekchose », ce vers définitif : « Ma bignole lit Rock&Folk » Serait-ce la revue des concierges ?

Play Blessures (1982)
Ses nuits d’ivresse lui firent rencontrer Gainsbourg. Ils décidèrent d’écrire ensemble. Mais l’album fut trop expérimental pour rencontrer le succès populaire, et Bashung, papillon de nuit, faillit s’y griller les ailes. Il se perdit dans le désert de Gaby (« J’croise aux Hébrides »). Dans « C’est comment qu’on freine », une belle image d’obsession sexuelle : « Regarde où j’en suis, je tringle aux rideaux ». La vie est une machine lancée à deux cents à l’heure qu’on a du mal à contrôler. C’est toujours le thème de la ligne blanche. Les scènes de ménage deviennent des « scènes de manager ». Bergman n’est présent que sur deux textes.

Figure imposée (1983)
Parolier : Pacal Jacquemin. Une seule chanson signée Bergman, « Poisson d’avril ». C’est un album mineur. Bashung se cherche. Aucune mélodie ne s’impose vraiment. Dans « Pyromane », « le duc n’en fait qu’à sa guise ». Mais il est plus grand mort que vivant. « Les sentiments d’Anne-Lyse » n’ont plus rien de freudien…

Passé le Rio Grande (Barclay, 1986)
« Passé le Rio Grande » montre un Bashung en bandit mexicain du cinéma muet, bien qu’on lise « Passe le riz aux grandes ».
Dans « Malédiction », les jeux de mots se font plus lourds. « Et tu caresses ton personnel pour éviter que les bonnes causent ». Dans « Madame rêve », une bonne exploitation de l’expression « un foudre de guerre ». « Madame rêve de foudre et de guerre ». On retrouve un Bashung formaté pour les média, genre Dutronc rocker. En fait, ni un Dutronc rocker, ni un  Antoine post punk, ni un nouveau Nino Ferrer, mais quelqu’un de cette famille-là, une sorte d’ « Helvète underground ». « Est-ce que tu tapines en bourg ? » (L’arrivée du Tour). Les jeux de mots fusent, mais on sent le néant derrière tous ces calembours, le cœur n’y est plus. On sent comme un grand vide. Remets-moi Johnny Kidd. Ce sont des jeux de mots pour lutter contre la nuit, pour pallier l’angoisse, le mal être, le vide. La collaboration avec Bergman va cesser, ces deux-là ne s’entendent plus. Trop de virées nocturnes. Bashung y perd son âme, sa santé. Les anciens complices se découvrent ennemis. Bergman était un peu son mauvais génie. Exit Bergman.
Sur « S O S Amor », les fins de mois difficiles deviennent des « faims de toi difficiles », et les conquistadors se décomposent ainsi : « Tu m’as conquis, j’t’adore ».  Mais les petites astuces grivoises ont mal vieilli (« des fois ça veut pas rentrer »). Belle conclusion : « Quant à ma prochaine victime, elle est sous ton nez ». Les paroles sont signées Bashung/Golemanas  

Novice (1989)

Album de transition. Bergman est encore là, mais voici Jean Fauque. « Bombez le torse, bombez ». Etrange été…

Osez Joséphine (1991).

Jean Fauque s’impose. En fait, il est là dans l’ombre, discret, attendant son heure. Depuis longtemps, c’est le vieux copain de la star, le compagnon de toutes les galères d’autrefois. Il a participé à toutes ses odyssées, tous ses périples. Ils ont fait la cour à des murènes. Ils ont connu l’époque des vaches maigres, les années 70. Normal qu’ils connaissent aussi celle des vaches grasses. Jean Fauque, qui était habilleur, éclairagiste, intendant, homme à tout faire (comme l’était Bashung vis-à-vis de Dick Rivers dans les années 1973-1976) est promu co-parolier. Il écrit des textes que Bashung remanie, enrichit, élague. On faxe et on re-faxe. Et c’est l’époque des grands albums, « Osez Joséphine » (1991), « Chatterton » (1994), « Fantaisie militaire » (1998), « L’imprudence » (2002). On sait la force de certains tandems dans l’écriture rock, Lennon/McCartney, Jagger/Richards, à un moindre degré Dutronc/Lanzmann. Un Bashung bien plus grave va émerger de cette collaboration. Bien sûr, l’humour est toujours là, mais discret, presque en filigrane. Exit le punk dont la rate se dilatait un peu trop, l’estomac qu’était pas droit. C’est un Bashung satirique et hiératique qui s’avance, un Buster Keaton rock, respectable et respecté. Le tandem Bashung/Fauque est plus intéressant que le tandem Bashung/Bergman. Bashung s’était acoquiné avec un noctambule, un viveur. Mais le chanteur ne trouvait rien au bout de ces nuits de dérive, il y perdait son temps, cette vie-là ne lui convenait pas. Le timide Jean Fauque devient son bras droit, son mentor. De formation classique, brillant latiniste, helléniste, Jean Fauque au départ n’a rien à voir avec le rock. C’est un amoureux de la chanson française, des mots. Il connaît par cœur Brassens et même Guy Béart, Charles Trénet (dans la boue…). Il se délecte des romans de Boris Vian, même des plus arides, comme « L’Automne à  Pékin ». Jeune, c’est déjà un lettré, un versificateur. Il écrit des chansons, les interprète. Monte à Paris, tente sa chance dans la publicité. Il rencontre Bashung, devient son compagnon de galère. Il a suivi l’évolution du chanteur, sa montée en puissance, l’aisance que procure l’argent. La collaboration avec Jean Fauque sera bien plus cool, car si Jean Fauque a une riche personnalité et un peu d’exubérance, c’est avant tout un timide et un introverti. Jamais sa personnalité n’empiète sur celle des autres. Il sait écouter et sait intervenir.
Jean Fauque et Alain Bashung ont l’air de considérer des expressions toutes faites ou de simples patronymes comme des mots-valises. Ils lisent « osez » dans « Joséphine ». Ils étirent « des ombres chinoises » (« des ombres s’échinent à me chercher des noises »). Ils donnent un sens moral à un adjectif descriptif, le détournent du contexte (« un paysage désolé de n’être pas resté »). Ils s’amusent à creuser le langage, à le disloquer, pour l’aimanter davantage, donnent un sens plus pur aux maux de l’attribut….

Dans « Osez Joséphine », surgissent des maximes, à la fois évidentes et  pleines de non-sens : « Rien ne s’oppose à la nuit, rien ne la justifie ». « Usez l’usurier ». La légèreté des astuces fauquiennes: « et que ne durent que les moments doux ». Dans « J’écume », « Au large les barges se gondolent », « Ici on jouit au clapotis du bord de mer dans mon jacuzzi ». Mais c’est le « jacuzzi » d’Emile Zola. Dans « J’écume », les allitérations en [k] : « On se débecte, et les mouettes se délectent de nos anecdotes » rappellent plus ou moins Gainsbourg, dont le chanteur fut plus ou moins l’élève ou le compagnon de cuites. C’est un lyrisme détaché et désabusé à la Gainsbarre. On songe bien sûr à « Sous aucun prétexte », écrit pour Françoise Hardy : « Tu mis à l’index nos nuits blanches nos matins gris bleu, mais pour moi une explication vaudrait mieux ».

« Happe » cherche à désorienter l’auditeur : « Tu vois ce convoi qui s’ébranle, non tu vois pas, tu n’es pas dans l’angle ». Un titre enregistré à Memphis. Un souffle romantique traverse cette chanson : « Les vents de l’orgueil, peu apaisés », le langage se fait précieux, alambiqué, mais les allégories ne sont guère heureuses : « Des romans-fleuves asséchés où jadis on nageait ». Tout ça pour dire que l’amour est mort.

« Blue eyes crying in the rain » est une reprise de Tim Rose.

« Kalabougie » mélange vantardise et dévalorisation : « Je suis celui qui luit, qui vous éblouit, qui a des éclairs, tous les bicentenaires ». La phrase : « J’ai dansé sous des pluies diluviennes » sent son Zim ou son Rimbaud.

« She Belongs To Me », justement, est une reprise de Dylan, un extrait de “Bringing It All Back Home” (1965). Bashung y nasille à souhait, mais une telle reprise ne s’imposait guère. C’est un hommage au vieux maître, mais un hommage surnuméraire. Shelton écrivait à propos de ce texte : "C'est peut-être Dylan qui a inventé l'anti-chanson d'amour. Il rend les coups aux femmes qui l'ont blessé, déçu ou fait marcher. Le premier couplet contient en germe le titre du futur film de Dylan, « Don't Look Back », lui-même emprunté à un blues de John Lee Hooker. Les paroles amères sont ici couchées dans une mélodie douce et chaude et le phrasé est décontracté. Les broderies de la guitare électrique et de l'harmonica donnent de la tendresse à cette chanson amère". Bashung y prend une voix de clone.

Autre reprise, le titre des Moody Blues, « Nights in White Satin », que Léo Ferré avait plus ou moins plagié dans « C’est extra », un slow qui devint un « tube ». Il s’agit d’un extrait de l’album « Days of Future Passed », l’un des albums les plus indigestes qui soient, pompeux, pompier et prétentieux. Mais « Nights in White Satin » reste une belle chanson, avec son mélotron, ancêtre du synthé, l’une des deux seules à sauver du naufrage, avec « Tuesday Afternoon ». La version de Bashung fut enregistrée à Bruxelles. Elle ne s’impose pas.

Dans « Volutes », tout sur terre lui paraît vain. Derrière le jeu de mots de « volutes » (« vos luttes partent en fumée ») se cache un pessimisme fondamental. On pourrait parler de pirouettes mélancoliques.  Ces jeux de mots à froid cachent un profond stoïcisme, une certaine fermeté d’âme.

Chatterton (1994)

« A perte de vue » ouvre le champ des possibles. « Des filles à lever, des défis à relever, des prix décernés à tes yeux » (des yeux forcément cernés…). Toujours le thème du robot ou du monstre de Frankenstein : « plus de boulons pour réparer la brute épaisse ». L e champ des possibles, des initiatives, mais aussi la peur de la routine : « A perte de vue, du déjà vu, du déjà vécu ». Des jeux de mots pleins de finesse : « Ce paysage désolé de n’être pas resté ». On passe du sens descriptif à la valeur morale de l’adjectif. D’autres jeux de mots sont moins subtils. Un néon fait une belle enseigne, mais « Que m’enseigne ce néon ? ».

« Que n’ai-je » a des allures d’Apollinaire. Que n’ai-je appris la luge ? » Les jeux sur les sifflantes et les chuintantes : « En Ecosse des gosses écossent des chimères en chair et en os ».

Mais « Elvire » peut laisser froid. Le texte paraît trop abscons, c’est vite lassant.

« Un âne plane » a tout d’un poème surréaliste : « Un âne plane autour des tours de Notre-Dame ».

« Après d’âpres hostilités » évoque l’inconstance féminine, l’humiliation : « Après d’âtres hostilités, tu me prenais la main (….) C’était quand je voulais, où je voulais, je n’étais plus la risée ».

Le narrateur est réifié dans « J’avais un pense-bête » : « Je ne sais plus où tu m’as rangé, où tu m’as mis. M’aurais-tu cédé contre un CD ? »

« A Ostende, je tire au stand ». Il ne retient d’une plage de Belgique qu’une fête foraine fictive. C’est le pouvoir des toponymes. On n’est pas loin des vers équivoqués d’Alphonse Allais ou de Victor Hugo : « Gal, amant de la reine, alla, tour magnanime, galamment de l’arène à la tour Magne, à Nîmes ». D’ailleurs on est sûr que la référence à Allais plairait beaucoup à Jean Fauque... « A Ostende » reprend le thème dylanien de « Stuck Inside of Mobile with the Memphis Blues Again » : on n’est jamais bien là où l’on est (naît), l’herbe est toujours plus verte de l’autre côté de la vallée : « A Ostende, j’aime Gibraltar, à Ostende, j’aime, Epinal, à Oslo, j’aime Agadir ». Quand on est en Suède, on regrette le Maroc, et réciproquement. « A Java, j’aime la Villette ». En Russie, on voudrait le Portugal : « En Ukraine, j’aime le fado ». Des jeux de mots basés sur des glissements phonétiques : « Et je pleure mon collyre, ma colère »

Mine de rien, ce lyrisme emprunte à Alfred de Musset : « Flottes hippocampes, droits comme des i », cela rappelle la fameuse « Ballade à la lune » : « C’était dans la nuit brune, sur le clocher jauni, la lune, comme un point sur un i ».

Les souvenirs sentimentaux restent lapidaires. Cette retenue dit la pudeur : « A Ostende j’ai la hantise de l’écharpe qui s’effiloche à ton coup ». On a l’impression que le texte est né d’un souvenir raconté, qu’on n’en a gardé qu’un tout petit détail, on n’a pas voulu laisser émerger le reste.

« Ma petite entreprise », contient de belles formules, sur un rythme reggae, presque des sentences : « La vérité m’épuise ». Ce fut un grand succès.

« J’passe pour une caravane » est une chanson quasi géniale, très mélancolique, un peu country, avec sa « slide guitar » omniprésente. « Des ombres s’échinent à me chercher des noises » est une variation sur « des ombres chinoises », une lecture d’une vieille expression intrigante. Le récit est elliptique. Cette histoire de « vasistas », on n’en saura pas plus. « M’obnubiler, pourquoi ? Pour un vasistas… Loin du réconfort ». L’évocation des rapports conflictuels reste évasive, « des coups de lattes, un baiser ». « Je passe sous silence mes avatars, j’passe sur tes frasques ». Sans oublier ce superbe paradoxe de photographe : « Le plus clair de mon temps dans ma chambre noire ». « Mes élans me courent et m’entraînent vers d’autres riveraines » fait songer à cette phrase de « Villes II » : « Et les élans se ruent dans les bourgs ».

« L’apiculteur » s’occupe de drôles de ruches : « Fières sont les ouvrières, le jour en tailleur, le soir en guêpières ».

« J’ai longtemps contemplé » évoque la timidité de celui qui marche tête baissée, mal assuré : « J’ai longtemps contemplé tibias et péronés ». Bel album enregistré à Bruxelles.

Confessions publiques (1995)

C’est un « live » intéressant. Il reprend surtout des morceaux récents extraits d’ « Osez Joséphine »  et de « Chatterton », avec quelques concessions à ses anciens tubes, « Gaby », « Vertiges »….

Fantaisie militaire (1998)

Bel oxymore. Le titre, semble-t-il, est en rapport avec les morceaux de bois flottant qui figurent une carabine stylisée, à la surface d’un marécage couvert de lentilles d’eau, au dos du livret du CD. Le verso présente un Bashung « Ophélie », un noyé qui flotte au milieu des lentilles d’eau, comme une sorte de nénuphar, ou un poisson rouge suicidaire. Le chanteur ne se noie plus dans sa chasse d’eau comme au temps de « Roulette russe » Sa noyade est devenue plus romantique, stylisée, esthétisante.

Dans « Mes prisons », titre à la Verlaine, le captif se fait du souci pour son geôlier, « J’me fais du mouron pour le maton ». Les paroles en sont hermétiques, blindées comme un coffre-fort, presque trop métaphoriques. Bashung nous perd sous ses brassées d’images. Ses textes sont des pirouettes, des « private jokes » réservées aux seuls initiés.

« Elle a jonché d’orchidées l’enfer de ma marelle », sur « Ode à la vie », fait allusion au jeu de l’enfance. On dessine la marelle à la craie, avec son enfer et son paradis. On saute sur les cases à pied joint. Il ne faut pas mordre la ligne blanche Encore cette ligne blanche.

« Samuel Hall », par contraste, multiplie les détails réalistes, prosaïques : « J’suis parti à 15 heures trente » Pourquoi cette précision, sinon pour dérouter? « Elle achète une livre et demie de viande hachée, haricots en boîte, plus chips ».

Une phrase du « Pavillon des lauriers » se détache : « Je veux rester fou ». Elle sonne comme un manifeste. « Un grain de toute beauté »… Surgit soudain un certain lyrisme oublié : « J’adresse aux rivières des lettres de brume, les anniversaires, j’ai l’air dans la lune » On dirait du Syd Barrett, période « Arnold Layne », « See Emily Play ».

Dans « Aucun express », le corps de la femme est comme un fleuve : « J’ai longé ton corps, épuisé ses méandres ». Eluard n’est pas loin. Le paradis est remis à plus tard : « Aucun walhalla ne vaut le détour ». 

Dans « La nuit je mens », la plus fameuse de l’album, un mythomane raconte sa vie. Il s’est rêvé en archéologue pratiquant la plongée sous-marine (« voleur d’amphores au fond des criques »), en saboteur (« dynamiteur d’aqueducs »), en tête brûlée (« on m’a vu dans le Vercors sauter à l’élastique »), bien que le vert corps et les préservatifs ne soient pas très loin. 
« J’ai fait la saison dans cette boîte crânienne » rappelle Dutronc, « pianiste dans une boîte à Gand »…

« Fantaisie militaire » est une chanson un peu triste, sur l’absence de l’amour : « Soldat sans joie, déguerpis, l’amour t’a faussé compagnie ». Le chanteur y prend une voix navrée, un ton désabusé.

« 2043 » parle de la Belle au Bois dormant, sur une mélodie assez lancinante, un bon travail de percussion.

Dans « Sommes-nous » la fin de l’enfance est évoquée d’une façon magistrale : « Seul m’ont laissé mes jouets par milliers ». Allusion à la scie de Noël, interprétée par Tino Rossi « Petit  Papa Noël, quand tu descendras du ciel, avec tes jouets par milliers, n’oublie pas mon petit soulier »). L’hyperbole y regagne toute sa force.
« Sommes-nous » est un de leurs plus beaux textes. C’est totalement hermétique, mais une telle beauté, une telle vérité s’en dégage que même si l’on ne comprend pas tout, on se sent comblé. « Sommes-nous la sécheresse, sommes-nous la vaillance, ou le dernier coquelicot ? » D’autant plus que la mélodie, l’interprétation, les musiciens (les Valentin) et l’arrangement sont impeccables. « Sommes-nous des gonzesses, sommes-nous de connivence ? » Ces absurdités sonnent comme autant de questions d’ordre métaphysique. « Sommes-nous la noblesse, sommes-nous les eaux troubles, sommes-nous le souvenir ? »

« Angora » est également une belle chanson, très courte, mais efficace. « Angora, montre-moi où vont les vaisseaux maudits » L’homme moderne est impuissant face aux catastrophes écolo : « Les pluies acides décharnent les sapins, j’y peux rien ». Il se réfugie dans l’imaginaire : « J’crains plus la mandragore, j’crains plus mon destin, j’crains plus rien ».

Edith Fambuena et Jean-Louis Pierot, des Valentin, cosignent quelques mélodies. Bashung a apprécié leur travail chez Daho et sur « Bastille Day ».

Climax (2000)

Live. Même sa reprise des « Mots bleus » de son pote Christophe est très spéciale, très personnelle. Il bute sur les mots, sur le début de la phrase « je lui dirai, je lui dirai… » Il n’ose pas lui dire les mots bleus…

L’imprudence (2002)

Sur « Tel », on passe d’Attila à Othello, car les noms se ressemblent, des paronymes. Un proverbe à la Dylan émaille cette chanson : « Laisse le vent du soir décider ». Sont évoqués (et invoqués) Machiavel, Abel Gance, Guillaume Tell, Perceval, Casanova, Harvey Keitel. Quels points communs entre un penseur politique de la Renaissance, un cinéaste de l’ancien temps, deux héros de la fable, un séducteur du XVIIIème siècle et un acteur américain ? Des noms jetés au hasard ?… Non. Le dénominateur commun, c’est le suivant. Tous ces gens-là ont commis une « imprudence »… Guillaume Tell, avec sa pomme, aurait pu tuer son fils. Othello, le Maure de Venise, personnage shakespearien, a été victime de sa jalousie infernale. Perceval a évité de poser des questions sur la cérémonie du graal. Mais Abel Gance a-t-il commis une erreur en tournant son monumental Napoléon Bonaparte, ou s’agit-il d’une simple cheville ? Est-il là juste pour la rime, avec « éloquence » ? En tout cas, la musique est superbe, majestueuse. On sent l’influence de Wagner. L’arrangement des cordes est ici remarquable. La succession de Léo Ferré est largement assurée, mais pas le vieux Léo, bougon et antipathique, plutôt le Léo de Hurlevent. « Devant l’obstacle, on se révèle »…

« Faites monter » met en scène un chimiste, un alchimiste ou un sorcier. « Dans ma cornue, j’ai versé six gouttes de ciguë, un peu d’espoir, ça d’épaisseur ». Les choses se précisent, il s’agit d’un alchimiste : « Du fond de la boutique monte un cantique, un hymne à l’amour aurifère, ébullition, réaction ». Bashung dans la nuit de l’œuvre. Le refrain nous plonge en pleine préparation du Grand Œuvre : « Faites monter le mercure ». Mais cet alchimiste ne s’intéresse pas à l’or (« et les pépites, jetez-les aux ordures »). L’emploi des sifflantes rend l’amertume (« Quelle autre solution que dissoudre »). Un harmonica hante cette chanson.

Dans « J’me dore », on relève des jeux de mots surréalistes, à la Desnos, période Rrose Sélavy : « un missile a élu domicile à l’hôtel de l’oiseau-lyre ». Figure du monde à l’envers, le soleil a cédé la place au sous-sol des abbayes et aux pierres du ciel : « J’me dore à la poussière des météores, désormais j’me dore à la poussière des monastères ».

« Mes bras » a des accents à la Gainsbourg, malgré son titre à la Bécaud.  « Pour l’amour d’une conasse », petite misogynie datée. Les sifflantes et les paronymes sont de sortie : « J’étais censé t’encenser », les gros jeux de mots aussi : « Sauve-toi, sauve-moi, et tu sauras où l’acheter le courage ». Le chanteur aime une femme vampire : « J’étais censé t’extraire le pieu dans le cœur qui t’empêchait de courir ». La mélodie en est mélancolique, le ton désabusé.

Dans « La ficelle », le chanteur est mal entendant, ce qui dit le vieillissement : « Des sonates à mon sonotone ». On y relève une ambiance médiévale, tout un champ lexical du château fort (« Par la meurtrière guette l’ennemi », « Dussé-je boire l’eau des douves »)…

Dans « Noir de monde », les anges sont inquiétants : « Des archanges aux blanches canines ». Cette dentition les diabolise. « L’irréel » est plein d’hallucinations déroutantes : « Continents à la dérive, qui m’aime suive, gouffres avides, tendez-moi la main ». Un peu comme chez Rimbaud (« déplacements de races et de continents, je croyais à tous les enchantements »). Le chanteur n’est pas à l’article de la mort, mais « à l’article de l’amour ». Cependant ses projets semblent irréalisables : « un jour j’irai (…) voir à quoi s’adonne la madone ».

« Jamais d’autre que toi » prend des accents à la Manset : « Plus tu t’éloignes et plus ton ombre s’agrandit », « et moi seul, seul, seul, comme le lierre fané des jardins ». C’est un véritable poème en prose, un gouffre de solitude. Le texte est dit, n’est pas chanté, ce qui le rend encore plus confidentiel.

« Est-ce aimer » fait allusion à ce que Gaston Bachelard appelait le complexe d’Empédocle, l’union avec le feu : « S’il suffisait de s’offrir au premier volcan venu ». « Le dimanche à Tchernobyl » semble répondre ironiquement au « Dimanche à Orly » de Gilbert Bécaud.

« Dans la foulée » a l’air d’une transposition involontaire du « Stairway To Heaven » de Led Zeppelin : « Elle voulait gagner le paradis, elle avait le miracle facile ». « Marie-Jo s’en est allée inhaler les parfums de l’indolence ». Un beau vers amusant rend l’indifférence, le dégoût des voyages : « L’Acropole me laisse de marbre ». Antoine chantait bien, autrefois, Athènes sous la pluie, et s’en désolait. « Dans la foulée » est un très beau texte.

Le Cantique des cantiques (2002)

La même année, Alain Bashung se marie et enregistre des extraits du « Cantique des Cantiques », attribué à l’Ecclésiaste, et non pas à Julio Iglesias, comme le disait ingénument une de mes élèves de troisième… Il l’enregistre avec Chloé Mons, sa compagne. Musique de Rudolphe Burger.

Des textes qui brillent comme des diamants noirs (« Sommes-nous »…), des jeux de mots supérieurs qui prennent parfois une vraie dimension poétique. « Je passe pour une caravane, pour un chien qui n’en démord pas », « je passe de SAS en SAS », qui rend l’errance du cosmonaute, du cyber individu, « loin du réconfort »… Dans la lignée de Robert Desnos, de Benjamin Péret, de Jacques Prévert, de Boris Vian. On l’imagine reprendre certaines strophes du recueil « Je voudrais pas crever ». De tous ces textes il se dégage l’image d’un être fuyant comme une ombre, en manque d’affection et d’informations (« donnez-moi de nouvelles données »), mais distant comme un fantôme derrière des km de brume. On n’en a jamais totalement fini avec Bashung, on a dans nos bottes des montagnes de questions, où subsiste encore son écho…

Bon, mais c’est pas tout, faut que j’y aille. C’est l’heure de me zoner… Demain j’ai une attaque du train…


Jérôme Pintoux

28.2.6

dimanche 25 décembre 2011

Joy Division. Fragments.

Paul Morley. « Joy Division. Fragments » (Camion Blanc) ** et demie

Voici un bon ouvrage concernant un groupe d’une farouche beauté. La musique de Joy Division a l’air d’incarner le Nord de l’Angleterre, froid, désolé, déshérité, la sinistre région de Manchester. C’est clairement un livre de fan : on y évoque « la puissance éternelle de leurs chansons ». On y lit une puissante évocation de la vieille ville : « Manchester brisée, morne et vaste, hantée par les fantômes de la Révolution industrielle, ourlée de collines et de landes, assombrie par de lourds nuages gris ». Paul Morley a travaillé au NME. Son approche ne manque pas de pertinence : « Hooker,  Morris et Sumner jouaient tous comme s’ils étaient solistes, tandis que la voix de Curtis dérivait derrière ce mur de son. » Ou encore : « La basse plongeante de Hooky et la voix perdue et solitaire d’Ian Curtis », « le regard sévère et perdu. »
Mais l’auteur se perd parfois dans des périphrases un peu affectées : le producteur Martin Hannett devient ainsi un « Phil Spector du Nord-Ouest de l’Angleterre, un George Martin post-punk, un Eno des montagnes Pennines. » Les montagnes Pennines ! Allons bon !
On voit le groupe évoluer en studio : Ian Curtis « chantait « Love Will Tear Us Apart » comme s’il connaissait la date exacte de sa mort. » Bon sang, ça fait froid dans le dos ! Ils enregistrent aussi « Atmosphere ». Atmosphère ? Atmosphère ? Est-ce qu’ils avaient des gueules d’atmosphère ? Paul Morley se lance parfois dans des images osées mais approximatives : « C’était comme si Kafka avait écrit une chanson pour Sinatra. » Mouais, mouais…
Joy Div, on aurait cru entendre des « Doors martiens ». « Closer », on aurait dit le véritable septième album de la clique à Big Jim, la suite ténébreuse de « L.A. Woman ». « Closer » est un album posthume. Il est sorti quelques jours après le décès du chanteur, Ian Curtis, qui ne trouva d’autre issue à son mal de vivre que de se pendre dans sa cuisine, le 18 mai 1980. Ian Curtis était atteint du haut mal. Ses crises d’épilepsie étaient si fréquentes qu’il lui arrivait de tomber, même sur scène, de s’affaler sur la batterie. « Un Corbeau devant moi croasse, / Une ombre offusque mes regards, / Les pieds faillent à mon cheval, / Mon laquais tombe du haut mal. »
« Atrocity Exhibition » annonçait les délires des Talking Heads. « Colony », si morrisonienne, était d’une telle intensité qu’on aurait dit qu’elle avait été enregistrée au Père Lachaise en direct live. « Closer » semblait moins sombre, moins lugubre qu’ « Unknown Pleasures », où tous les morceaux étaient bons mais vous plombaient définitivement la semaine. Des Doors funèbres ou fuligineux, de la brumeuse Manchester, au cœur des brouillards insulaires, chantaient le puissant et lyrique « Candidate ». Sur « New Dawn Fades », la voix, d’abord douce, partait en vrille comme celle d’Iggy Pop sur certains brûlots. Curtis avait subi l'influence des Doors, mais aussi celle du Velvet, de Kraftwerk, des Stooges. « She’s Lost Control », on aurait pu le traduire par « Elle a encore pété les plombs ». Le chanteur se disait amnésique : « I Remember Nothing ». « The Eternal » et « Decades » semblaient d’une grave beauté, lente, solennelle, majestueuse, comme certains alexandrins. « The Eternal » brillait d’une sombre splendeur, d’une lumière noire.
« Still » (1981) aura encore bien des charmes, bien des philtres (« Sound of Music »). Factory a sûrement sorti ce deuxième LP posthume pour endiguer le nombre croissant de pirates qui inondaient le marché. Sur une réédition récente, on entend le tout dernier concert. Ils l’ont gardé dans son intégralité, ce qui paraît une erreur : Ian Curtis n’y semble pas au mieux de sa forme. Cet enregistrement n’ajoute rien à sa gloire, pas même « une once de plus value ». Quant à leur reprise de « Sister Ray », enregistrée live également, on peut la juger surestimée. C’est au départ une simple resucée de « Waiting For The Man » du sombre Velvet, donc un morceau de seconde zone. Mais on décèle quand même de belles choses sur les neuf premiers morceaux de « Still », leur véritable troisième album, même s’il sonne de bric et de broc. Rien que le travail de la basse de Peter Hook vaut l’achat. Son jeu était tellement inventif…
Des groupes à géométrie variable, on en a connu pas mal : Genesis, Fleetwood Mac, Joy Division. Mais après la mort d’Ian Curtis, Joy Division a eu le bon goût de changer de nom : il s’est appelé « New Order », et New Order n’avait presque plus rien à voir avec le Joy Div’ d’antan, sinon son grand talent, resté intact. Mais avec « Movement », on était déjà passé de la Cold Wave à la New Wave depuis longtemps...
Paul M            orley avoue que sa mémoire lui joue des tours : sa reconstitution du passé est loin d’être fidèle. Visiblement, il aurait dû élaguer davantage son troisième chapitre. L’auteur  pratique une autodérision qui le rend sympathique : peu de critiques rock semblent capables d’un tel recul, souvent bien trop imbus de leur petite personne. Cet ouvrage constitue une véritable somme sur J.D., avec des chroniques d’époque, de rares interviews, mais aussi beaucoup trop d’extrapolations : les revues de concerts des Buzzcocks et toutes ces considérations sur la scène de Manchester, était-ce bien utile ?
La traduction de Christel Derenne paraît fluide et musicale, mais elle semble déparée par une certaine indigence lexicale : le mot « groupe » revient quinze fois en deux pages et demie (pp. 36-38), le mot « nom » vingt fois (vingt fois !) dans le même passage, et l’adjectif « grand » cinq fois en onze lignes…

Jérôme Pintoux
26.12.9