vendredi 10 juillet 2015

Sympathy For The Devil

Extrait d'OLD WAVE COLD WAVE

« Sympathy For The Devil »

Sur « Sympathy » le plus beau solo de Keith. C'est une sorte de transe latino-africaine, où les paroles très dylaniennes de Jagger acquièrent un poids qu’elles n’ont jamais eu. Inspiré par un souvenir de Baudelaire, Jagger offre sa voix à Lucifer (« Un homme de richesse et de gloire »), (…) pointant de manière sardonique le chaos des valeurs (le célèbre « chaque flic est un criminel et tous les pécheurs sont des saints »).

(Assayas, Dictionnaire, p.1618).

Cette chanson me fait penser irrésistiblement à ce passage de Tamango où un faux sorcier mime la transe :

Mais lorsque la nuit fut venue, il se mit à murmurer des paroles inintelligibles qu’il accompagnait de gestes bizarres. Par degrés, il s’anima jusqu’à pousser des cris. A entendre les intonations variées de sa voix, on eut dit qu’il était engagé dans une conversation animée avec une personne invisible. Tous les esclaves tremblaient, ne doutant pas que le diable ne fût en ce moment même au milieu d’eux.

(Mérimée, 1829).

Jagger la joue Dylan vaudou, Zimmerman haïtien. Le diable de Jagger est un vaniteux : « Je me permets de me présenter, je suis un homme riche et de bon goût ».

Mais d’où vient ce texte magique ? Quelle en est la source exacte ? On a parlé de Baudelaire (Manœuvre, Assayas), de Mikhaïl Boulgakov, Le maître et Marguerite (Faithful, Steve Appleford), mais il n’en est rien.

Jagger a trouvé sa source dans un drôle de roman de Conan Doyle, mi-SF, mi-fantastique, un compromis entre Verne et Wells, The Maracot Deep, Le Gouffre Maracot (1927) qui relate une exploration en Atlantide, le continent perdu au fond des mers, et qui débouche sur une confrontation avec le « Seigneur à la sombre face », dans son palais de marbre noir au fond des eaux , un diable cynique qui déclare aux explorateurs :

Je détiens quelques pouvoirs qui ne sont pas petits. Je peux incliner les esprits des hommes. Je suis le maître de la foule. Je me suis toujours trouvé là où le mal a été projeté et commis. J’étais avec les Huns quand ils ont dévasté la moitié de l’Europe. J’étais avec les Sarrasins quand, au nom de la religion, ils ont passé au fil de l’épée tous ceux qui les contredisaient. J’étais dehors la nuit de la Saint Barthélémy. Derrière le trafic d’esclaves, c’était moi. C’est parce que j’ai chuchoté quelques mots que dix mille vieilles bonnes femmes, que des idiots appelaient des sorcières, ont été brûlées. J’étais le grand homme noir qui conduisait la populace de Paris quand les rues baignaient dans le sang. Quelle époque ! Mais j’ai récemment vu mieux en Russie. Voilà d’où j’arrive.

(Traduction de Gilles Vauthier, éd Néo, 1987, l’intégrale, tome 10)

Jagger s’est contenté d’actualiser tous ces aveux cyniques, cette confession improbable, et de paraphraser très habilement ce texte de 1927, en y ajoutant des allusions à la Seconde Guerre mondiale, l’assassinat des frères Kennedy :

I stuck around St.Petersburg

When I saw it was time for a change

I killed the Tzar and his ministers

Anastasia screamed in vain

I rode a tank, held a gen’ral’s rank

When the blitzkrieg raged and the bodies stank.

Le chanteur des Stones y inclut le thème très sartrien de la responsabilité universelle, déjà traité par le jeune Dylan de « Who Killed Davy Moore ? » :

I shouted out, "Who killed the Kennedy’s?"

When after all it was you and me.

Jagger a essayé à maintes reprises d’égarer les critiques en disant qu’il avait plagié Baudelaire…En effet, on trouve dans Le Spleen de Paris un poème en prose intitulé « Le joueur généreux », où Satan est identifié à un « joueur ». Mais c’est bien là le seul élément de ressemblance avec le diable jaggérien. A aucun moment on ne voit le personnage de Baudelaire tenter de falsifier l’Histoire, de l’incliner, de l’infléchir dans le sens où il l’entend, vrai coup de pouce du destin (« I made damn sure that Pilate washed his hands and sealed his fate »). Le Lucifer jaggerien se targue vaniteusement d’avoir manipulé l’Histoire, influé sur les faits à sa guise, vrai démiurge historique, vraie force du destin. « Sympathy For The Devil » relève du conte philosophique et non pas de la magie noire : c’est toute la différence entre les Stones et Led Zeppelin. « Sympathy » commente de façon romanesque l’influence du diable sur l’Histoire au XXème siècle, précisément de1917 à 1963, avec un énonciateur à la première personne : un homme du monde un brin mégalo vend sa salade : la vanité du Lucifer jaggerien rejoint l’orgueil diabolique de l’imagerie traditionnelle.

Or tout cela se trouve déjà dans Doyle...

Le passage le plus réussi étant peut-être les deux derniers vers du refrain :

« But what’s puzzling you, is the nature of my game »

« Mais ce que tu ne sais pas, c’est à quel jeu je joue »

On a aussi trouvé cette traduction la nature de mon jeu, mais cela ne veut rien dire.

« C’est le diable qui tient les fils qui nous remuent » déclare Baudelaire dans le premier poème des Fleurs du Mal.

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